L’économie informelle constitue depuis plusieurs décennies le socle invisible mais vital de l’activité économique au Sénégal. Selon les estimations du Bureau international du travail (BIT), ce secteur représenterait plus de 90?% de l’emploi total et près de 40?% du PIB national. Artisans, commerçants de rue, mécaniciens, coiffeurs, restaurateurs ou encore vendeurs de détail évoluent quotidiennement en dehors du périmètre fiscal classique, sans immatriculation légale ni obligations déclaratives. Si ce tissu foisonnant soutient la résilience sociale et pallie les défaillances de l’emploi formel, il échappe largement à l’impôt.
La problématique n’est pas nouvelle, mais elle prend une acuité particulière dans un contexte où l’État cherche à élargir sa base fiscale pour financer les politiques publiques et réduire sa dépendance à l’endettement. Au cours des dernières années, plusieurs tentatives ont été lancées pour structurer davantage l’économie informelle : mise en place du NINEA simplifié, régimes d’imposition forfaitaire, campagnes d’immatriculation à l’initiative de la Direction générale des impôts et domaines (DGID), partenariats avec les collectivités territoriales. Le Programme d’appui à la transition de l’économie informelle vers le secteur formel, soutenu par des institutions internationales, vise justement à créer un pont progressif entre les deux sphères.
Cependant, les résultats restent encore mitigés. La méfiance demeure forte chez les acteurs informels, souvent échaudés par la complexité administrative, la crainte d’une pression fiscale brutale ou l’absence de contreparties visibles. Pour beaucoup, la fiscalité est perçue comme une ponction plutôt qu’un levier de formalisation. À cela s’ajoutent des contraintes structurelles : faibles marges, instabilité des revenus, faible capitalisation des unités de production. Dans ces conditions, une approche coercitive risquerait d’étouffer des activités déjà fragiles et d’aggraver la précarité.
L’enjeu réside donc dans une méthode progressive, incitative et contextualisée, capable de transformer la relation entre l’État et les acteurs de l’informel. Plusieurs pistes sont désormais explorées. La première consiste à associer la fiscalité à des services concrets : accès à une couverture sociale, à la formation, au crédit ou à la commande publique. Des mécanismes de fiscalité simplifiée, fondés sur un taux forfaitaire proportionnel aux capacités réelles des petits opérateurs, peuvent également contribuer à lever les réticences. Le modèle du contribuable volontaire, expérimenté dans certains pays d’Afrique de l’Est, a montré qu’il était possible d’élargir l’assiette sans recourir à la contrainte.
L’usage des outils numériques représente également un levier structurant. L’extension du paiement mobile des taxes ou la digitalisation des registres de commerce permettent une traçabilité accrue des transactions tout en réduisant la lourdeur des démarches. À cela s’ajoutent les initiatives locales : à Dakar, Pikine ou Kaolack, certaines mairies ont engagé des campagnes de sensibilisation et d’enregistrement, en lien avec les organisations professionnelles du secteur informel.
Dans cette transition délicate, l’État sénégalais se trouve à un point d’équilibre. Il s’agit de consolider les recettes fiscales sans compromettre la vitalité économique que représente ce vivier informel. L’objectif n’est pas de contraindre à la norme administrative des structures qui ne sont pas prêtes à l’intégrer, mais plutôt de favoriser leur montée en régime progressive, en rendant la formalisation plus accessible, plus utile et plus juste.
Loin d’être un simple segment marginal, l’économie informelle constitue un pilier central de la société sénégalaise. L’intégrer intelligemment dans le circuit fiscal, c’est aussi reconnaître sa légitimité, sécuriser les parcours professionnels de millions de travailleurs et construire un pacte social fondé sur la confiance plutôt que sur la répression. Une fiscalité équitable et adaptée peut alors devenir un instrument de développement, plutôt qu’un frein à l’activité.